Construction / Deconstruction

Construction / déconstruction Archéologie d’un quotidien

Exposition photographique de Stéphane Michel

Les signes du crépuscule

Par Tobias Girard, mars 2008.

« D’affamés nuages hésitent sur l’abîme » William Blake

Voici la ville, ses revers… son envers. La ville vue depuis ses marges alors que la nuit tombe, la recouvre, vient s’en emparer. Stéphane Michel nous emmène de l’autre côté du miroir, là où le monde est un chantier continuel. Sur les palissades qui l’entourent, le photographe y décolle deux affiches : permis de construire / permis de démolir. Qu’on passe des lieux déshérités, des friches et des décharges oubliées à des lieux plus familiers, pris au hasard des rues et du métro, ce sont toujours les mêmes signes qui attirent son regard, les mêmes messages qu’il donne à voir. Cela tient à l’unité de sa démarche. Stéphane Michel arpente le quotidien comme un champ de fouille où des ruines enfouies s’offrent à la découverte de celui qui les traque. Il compare sa démarche à celle d’un archéologue, mais alors il s’agit d’un de ces archéologues urbains que l’on rencontre, non dans les beaux sites classés, mais bien au fond dans la boue des parkings souterrains en construction. Qu’une pelleteuse révèle les vestiges d’une civilisation antérieure, cet archéologue ne dispose que peu de temps pour en recueillir les traces oubliées avant que tout ne soit détruit. Il sait qu’il ne peut empêcher la ville de se construire sur la base de ses propres ruines, en se démolissant.

En archéologue, Stéphane Michel creuse sous la surface du réel et du quotidien, mais la ressemblance s’arrête là. Les marges n’ont pas d’Histoire car elles en sont exclues. Le temps s’y arrête. C’est pourquoi les ruines modernes de notre société nous en apprennent moins sur ce qu’il s’est passé, que sur le chantier qui nous attend. Alors le photographe révèle les signes prémonitoires qu’on aurait pu ne pas remarquer. Son archéologie à l’envers déterre les germes enfouis du futur qui nous guette.

Premier régime de signes : les symboles de l’inachevé. Une série de clichés marque l’horizon de l’attente, cette suspension du temps qui affecte toutes les marges et les marginaux. Il est l’heure du crépuscule, où le jour s’achève pendant que la nuit s’épaissit. La pile de parpaings d’une villa inachevée se met à ressembler étrangement aux tours HLM délabrées qui l’entourent. Deux symboles se contaminent. On passe subrepticement de l’image d’une construction à celle d’un processus de déconstruction : contrairement à leur double éphémère de parpaings, les tours-symboles trop connues de l’exclusion ont toutes les chances de rester à jamais inachevées… agonisantes. Une fin qui n’en finit plus, comme ces décharges, ces déchets et ces sacs plastiques. Notre société a beau en rechercher l’élimination, ceux-ci n’ont pas fini de revenir nous hanter de leur présence. Nous sommes pris en étau. D’un côté, une décharge attend sans fin sa propre décomposition. Ce qui est sans vie ne meurt pas pour autant. De l’autre, un message sur un mur annonce l’impuissance d’une « nouvelle naissance » à l’ombre d’un feu rouge et d’un sens interdit. L’espoir semble tué dans l’œuf. « C’était notre espoir, c’est maintenant une certitude » : la vie cherchée est mort-née. Ces images nous montrent que lorsque la fin disparaît dans l’inachèvement, ni la mort ni la vie ne peuvent plus être données, ni discernées avec certitude. La non-mort des uns reflète désormais la non-vie des autres. D’où cette question trop dérangeante pour ne pas être cachée : « Dead or alive » ? C’est le titre du film que masquent les trois touristes, absorbés par la contemplation d’un « souvenir de Paris ». Ils préfèrent ne pas entendre la prophétie de malheur que leur adressent les trois sibylles du film, leurs doubles de l’arrière-plan.

Deuxième régime de signes : des indices de fragmentation sillonnent le quotidien. Une lézarde apparaît entre le joueur d’accordéon et le cadre en costume cravate qui passe devant lui, sans le voir. Ce n’est encore qu’une ombre sur le sol, mais déjà le contraste se renforce, des barrières apparaissent, le réel se fracture et l’envers du décor commence à acquérir sa propre autonomie. De dérisoires murailles luttent contre les envols de sacs plastiques. On peut lire sur l’un d’eux le mot « douceur » en train de se décomposer. On pourrait penser que c’est la douceur qui est enfermée. C’est au contraire le signe du monde favorisé de la douceur qui enferme l’autre monde des rebuts dans l’outre-tombe des décharges. Ailleurs, les murs finissent par montrer ce qu’ils voulaient masquer : l’étranger, inscrit sur un mur, la peur, gravée dans ces visages grimaçants au bord de la voie rapide. La réalité se déchire, mais derrière le masque qu’on vient de soulever, il n’y a jamais qu’un autre masque. Sur une affiche électorale, le visage arraché de Philippe De Villiers ne révèle jamais que celui de Ségolène Royal. Les masques peuvent-ils encore cacher la peur du double, du monde parallèle des exclus ? Leur monde ressemble à l’inconscient à force d’être refoulé, ignoré, nié. Une vieille mendiante dans une rue chic devient aussi invisible qu’une sorcière en dehors du crépuscule. Et pourtant on ne voit qu’elle. Quand ce qui ne peut plus être refoulé dans l’inconscient commence à faire retour dans le réel, c’est un signe. La psychose menace. Le devenir-schizophrène est poussé à son comble par un jeu de reflets dans le métro. Visage halluciné d’un homme qui semble crier et passer inaperçu des gens chics et pressés qui l’entourent. Un cri d’autant plus fort qu’il est silencieux, d’autant plus désespéré que personne ne l’entend.

Où ce mouvement nous entraîne-t-il ? Loin de mener au chaos, Stéphane Michel nous révèle que l’inachèvement et la fragmentation ne débouchent que sur le néant et la disparition. A la fin, il n’y a même plus d’hommes de l’autre côté du miroir. Juste une chaise et une assiette vide. Un coffre intact abandonné au milieu des décombres. Une épitaphe sur un mur. La blancheur d’une lumière crue et obscène projetée sur la nudité des lieux. Les icônes du vide sont ce dernier et fatal régime de signe. On en vient à regretter la calme menace du crépuscule et le soulagement de ses jeux de lumières avec la nuit. Rien n’est plus désolant que de voir l’aurore se lever sur le vide.